Des moulins dans les vignes (extraits)
Le Monde (de la correspondante du Monde à Bordeaux)
: 13.04.2005 | 14h05 • Mis à jour le 07.06.2005 | 21h17
"Meunier, tu dors..." Pour un peu, cette ritournelle de l'enfance
aurait pu naître dans l'Entre-deux-Mers, cet alentour de Bordeaux, étiré,
comme son nom l'indique, entre le fleuve Garonne et la Dordogne.
Ici, les moulins à eau, à vent, aux roues verticales ou horizontales, aux
tours carrées et fortifiées, sont légion. C'en est presque étonnant dans ces
vagues de vignes. Sur ces coteaux et ces hauteurs de vallons, les moulins à
vent ont longtemps fait tourner leurs toiles de lin.
A l'intérieur des terres, les multiples cours d'eau plutôt tranquilles
irriguaient d'autres moulins. En 1809, pour s'assurer des réserves de
nourriture dans le département, Napoléon Ier avait exigé un inventaire sur
le sujet. Le rapport dénombrait 1 801 moulins à blé, dont presque 1 000 à
eau.
Certains ont disparu. Beaucoup demeurent, transformés en locaux
associatifs ou communaux, ou en lieux d'habitation. Mais d'autres ont été
abandonnés aux caprices du temps et des ronces. Plusieurs sont en cours de
réhabilitation grâce à des mairies, des associations de passionnés, ou à des
particuliers. [...]
Un conseil pour les moulins à eau : ne pas s'éloigner des nombreux ruisseaux
de l'Entre-deux-Mers, le Dropt, le Vignague, [...]. Ils
expliquent l'abondance de ces édifices qui émergent dès le XIe siècle, à
l'époque carolingienne. La plupart sont apparus aux XIIIe et XIVe
siècles, autour du Dropt écrit aussi Drot et de ses affluents.
C'est l'époque où l'utilisation de l'eau à des fins économiques connaît un essor
important. L'Aquitaine est sous domination anglaise, embourbée dans la
guerre de Cent Ans. L'Entre-deux-Mers, les pieds dedans, est tiraillée entre
son appartenance au royaume d'Angleterre et son attachement à celui de
France.
Les bandes de pillards et de soldats errants rôdent dans les campagne, où
les céréales sont à la fois la principale économie et le moyen de
subsistance des habitants. Le blé, le froment, l'orge, le seigle occupent la
grande majorité des terroirs, loin devant la vigne. L'Entre-deux-Mers est
alors le grenier à grain de Bordeaux.
A défaut de châteaux, les moulins sont donc fortifiés, servant de refuges
et de garde-manger. Certains, comme celui de Bagas au milieu d'une petite
île sur le Dropt, avec ses échauguettes à chaque angle, ses archères en
croix pattée, son pont-levis aujourd'hui remplacé par une passerelle,
ressemblaient à des donjons. De l'extérieur, rien ne fait songer à un
moulin.[...]
Au Moyen Age, les moulins étaient la propriété de seigneurs, d'ordres
religieux ou militaires, servant à moudre le blé mais aussi à prélever une
taxe sur les paysans : gabelle sur le blé ou droit de pêche. Certains
étaient des lieux de passage stratégiques comme à Loubens, au nord de La
Réole. C'est un des rares moulins à pont-digue, planté sur le Drot. Sa
double rangée d'arches construite au XVIIIe siècle rejoint une
tour carrée du XIe siècle.
Les seigneurs prélevaient une taxe
de passage sur cet axe important de circulation reliant La Réole à
Castelmoron-d'Albret, pittoresque village construit sur un piton rocheux, le
plus petit de France dit-on. Plus au sud, dans le village de Pondaurat, un
autre moulin fortifié à pont digue, fut longtemps le seul lieu de passage
entre Bazas et La Réole.
Toute cette région est vallonnée et sauvage. Les pierres des villages, les
églises aux clochers-murs, les caveaux de protestants au bord des routes,
chuchotent encore de vieux récits. Les moulins, même en ruine, eux, veillent
jalousement sur un trésor, celui de l'Histoire.
Claudia Courtois